
Louise Hémon sait de quoi elle parle quand il s’agit de vie montagnarde : non seulement elle connaît bien les Alpes du Sud où elle a séjourné en été comme en hiver, mais une branche de sa famille a vécu et travaillé en altitude depuis plus d’un siècle et a étudié cet environnement si particulier. Ainsi, son grand-père a publié – à compte d’auteur – des nouvelles situées en montagne et, surtout, une de ses arrière-grand-tantes, institutrice dans un hameau isolé par les neiges pendant plusieurs mois, autour de 1900, a laissé un compte rendu de cette expérience qu’elle a été publié, alors, dans la Revue de Géographie Alpine.
C’est en s’appuyant sur ces documents, et plus largement sur la mémoire familiale, transmise par sa mère, que Louise Hémon a écrit et réalisé « L’Engloutie ». Le film est la chronique de l’hiver qu’Aimée (Galatea Bellui), une institutrice débutante, passe dans un hameau très loin dans la montagne, à l’aube du XXe siècle. Le cadre est singulier : les habitants, bloqués par les neiges, n’ont plus de communication avec la vallée. Des avalanches, aussi imprévisibles que meurtrières, entraînent hommes et animaux. La terre gelée est si dure qu’il n’est pas possible d’ensevelir les morts avant le dégel. Enfin, et c’est peut-être le plus étonnant, le village est pratiquement dépourvu de femmes adultes : elles sont toutes parties dans la vallée, avant que les communications ne soient coupées, s’embaucher comme domestiques, afin d’apporter un supplément de revenu à leur famille ! Dans ce contexte étrange et rude, Aimée, tout juste sortie de l’École Normale et pétrie d’idées modernistes et républicaines, doit s’adapter à (et se faire adopter par) des villageois qui parlent « patois » (c’est comme cela qu’elle qualifie le dialecte francoprovençal de la région), et croient à toutes sortes de traditions et de légendes. Dure expérience !
Si l’on s’attache à cette histoire, c’est parce que le récit sonne juste : le cadre grandiose et parfois effrayant de la montagne, avec ses lumières si particulières – ah! les levers de soleil qui rougissent les sommets enneigés ! – et son silence si absolu coupé par des bruits inquiétants : sifflement du vent, craquement des branches, grondement des avalanches, sans oublier les détonations des chasseurs. Authentique encore les modestes intérieurs des maisons , avec leur pénombre à peine persée par les lueurs du foyer, plongeant les occupants dans un clair-obscur splendide, « à la Georges de la Tour ». Mais ce sont aussi les personnages qui sont vrais : les acteurs, dont beaucoup ne sont pas professionnels, sont pour la plupart originaires de la région, Louise Hémon y tenait.Ils sont tout à fait crédibles, sans complaisance ni misérabilisme, pour incarner ces paysans, alors encore très différents du reste des Français. Galatea Bellugi, quant à elle, est remarquable dans le rôle d’ Aimée, forte de ses convictions et de ses connaissances apprises ( on la sent rationaliste et positiviste, vraie hussard(e) noire de la République ) mais fragile dans son isolement et son ignorance du mode de vie des villageois .
Il serait donc très dommage que ce film curieux et passionnant passe inaperçu parce qu’il sort le 24 décembre, qu’il soit « englouti » par le tintamarre festif du moment !
Jean-François Martinon
